Il n'y a pas de hasard mais des retards. Il l'avait rencontrée la veille à Drouot, lors d'une vente des oeuvres de Jean Corot. Il avait tout raflé, ne laissant qu'un dessin représentant un poney vagabondant dans la lande irlandaise et qu'elle avait récupéré avec un petit sourire de dépit. Elle lui rappelait deux personnes, sa mère et une de ses premières maîtresses, par son élégance vestimentaire et sa grâce corporelle. C'était une femme auburn, au visage aristocratique dans lequel brillaient, comme deux pierres précieuses, des yeux bleu-vert fascinants et énigmatiques. Il l'avait attendue à la sortie de Drouot feignant de lire, dans le Figaro Magazine, un article de tourisme sur la Chine. Elle était apparue, droite comme un horse-guard de Buckingham Palace, presque aussi grande. Il avait replié le magazine qu'il avait ensuite jeté dans une poubelle de rue. Un homme bien élevé ne se présente pas devant une dame un journal à la main, lui avait souvent dit sa mère. Il se souvenait de tout ce que lui avait dit sa mère lors de ces années magiques qu'ils avaient passées tous deux à Menton, après le décès de son oncle. C'était à Menton, ou plus exactement dans un charmant petit village au-dessus de Menton nommé Castellar, qu'il rencontrerait, à l'âge de trente ans, Adeline de *, qui lui apprendrait le nom des fleurs, à faire l'amour et à surmonter une déception sentimentale, car à la fin de l'été, elle avait rejoint son mari à Genève où il dirigeait une société de trading. Ils burent du thé au café de la Paix. Plutôt elle un thé, lui un café. Ils parlèrent peu. Ils n'étaient pas de ces gens qui ont besoin de parler pour exprimer des sentiments qu'ils ne ressentent pas. Pas une fois elle ne répondit à son téléphone portable qui vibra à de nombreuses reprises sur la table. Il osa : - Vous êtes très demandée. Elle sourit sans rien dire. Il aimait les femmes qui sourient sans rien dire. Elle ne portait pas d'alliance, il en conclut hâtivement qu'elle n'était pas mariée. Lui-même était devenu ce qu'on appelle un célibataire endurci. Il était donc par son état, comme elle par sa beauté, un objet de convoitise. - Je connais un charmant restaurant derrière la Bastille, dit-il. Si nous nous y retrouvions demain vers treize heures ? - C'est ouvert le dimanche ? - Oui. Je ne connais pas l'adresse, mais je vous attendrai devant l'Opéra. L'autre. Vous êtes mariée ? - Oui. Pas vous ? - Non. - Dommage pour la tragédie racinienne. C'était la première femme qui, depuis la fin de ses études, lui parlait de la tragédie racinienne. Est-ce la raison pour laquelle il en tomba immédiatement éperdument amoureux et, tout à sa surprise, ressentit de nouveau ce sentiment juvénile qu'il croyait à jamais reclus dans sa mémoire ? En s'approchant de la Bastille dans sa Bentley d’occasion qui se trouva bientôt submergée par les milliers de prolétaires et de petits employés venus écouter le discours de Jean-Luc Mélenchon sur la place, il comprit qu'il ne reverrait jamais la jolie femme de Drouot et se demanda même s'il rentrerait sain et sauf à la Barbade, où il était exilé fiscal. L.Authex
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